lundi 25 mai 2015

Belle Haleine, l'odeur de l'art: retour sur l'exposition du Musée Tinguely à Bâle




Des jardins échevelés s’échappent des parfums de laurier-rose, d’aubépines et de pittosporum, qui se mêlent aux volutes de fumée de barbecue et aux bouffées d’air plus frais, chargé de senteurs végétales gorgées d’eau, soufflant du Rhin. En cette fin d’après-midi moite et tiède de la mi-mai, la Solitude-Promenade qui longe la rive droite de Bâle déroule un paysage olfactif généreux. Qui, paradoxe, s’avère plus frappant et plus mémorable que la plupart des œuvres que je viens de découvrir au Musée Tinguely… Peut-être une part de ce paysage a-t-elle été captée par Anna-Sabina Zürrer dans Solitude 2014, fiole de verre recelant 27 ml d’huiles essentielles distillées à partir de trois mètres cubes de plantes cueillies dans le parc Solitude, qui borde le musée. Mais comme la fiole est protégée par une vitrine, je ne le saurai jamais.

Première d’une série d’expositions dédiées aux cinq sens par le Musée Tinguely de Bâle, Belle Haleine, Der Duft der Kunst (« L’odeur de l’art ») rassemble des œuvres d’art moderne et contemporain recourant à l’odeur. Elle doit bien sûr son nom au ready-made assisté éponyme de Marcel Duchamp – lequel, vendu à un collectionneur anonyme lors de la dispersion de la collection Pierre Bergé & Yves Saint Laurent, n’a pas pu être prêté au musée.



Quand les artistes utilisent des odeurs dans leurs œuvres, de quelles odeurs s’agit-il? À quelles fins y ont-ils recours ? Comment ces odeurs sont-elles produites – de quoi émanent-elles ? Comment s’assure-t-on (ou pas) de leur rémanence, c’est-à-dire de l’intégrité de l’œuvre où elles figurent ? Et comment peut-on montrer, dans le cadre d’une même exposition, plusieurs œuvres odorantes ? Quand j’ai mis le nez dans Belle Haleine, trois jours avant le décrochage, l’expo courait déjà depuis trois mois. Ce sont donc les problèmes techniques qui m’ont frappée d’abord.

Les odeurs fuient. Elles se mêlent et se contaminent. Elles s’usent, aussi, puisque pour être perçues, elles doivent être détruites. La commissaire d’exposition Annja Müller-Alsbach a en partie paré à ces problèmes en plaçant la plupart des œuvres derrière des portes closes. Ces portes s’ouvrant et se refermant plusieurs fois par heure, cela n’empêche pas la sculpture monumentale d’Ernesto Neto, Mentre niente accade (« Tandis que rien ne se passe ») de s’immiscer dans la totalité de l’espace aérien. Tente en forme de lys mutant suspendu tête en bas, d’où pendent de longs pistils en Lycra bourrés d’épices, suintants de curcuma, de poivre noir, de gingembre et de clous de girofle en poudre, l’œuvre nous fait vivre l’odeur en immersion totale. C’est, en quelque sorte, le point de vue de l’abeille dans la corolle.



Les œuvres odorantes de plus petit format sont montrées derrières des vitrines d’où émerge un cylindre en plexiglas se terminant par une passoire en forme de demi-lune, elle-même fermée par un volet en plexi. On peut ouvrir ce volet pour humer, par exemple, le contenu d’une boîte de la célèbre Merda d’artista de Piero Manzoni (1961), ouverte par l’artiste Bernard Bazile en 1989. Las ! L’étron quinquagénaire, éventé depuis un quart de siècle, n’émet plus la moindre molécule odorante. Sans doute une bénédiction.



Cela étant, toutes les œuvres ne sont pas destinées à sentir et/ou à être senties. Certaines, vidéos, dessins, tableaux, ne comportent aucun matériau odorant. D’autres sont censées sentir, mais comme elles sont présentées en vitrine et/ou scellées, il ne reste plus qu’à croire l’artiste sur parole – l’œuvre fondatrice en la matière étant l’Air de Paris de Duchamp (1919), ampoule contenant 50cc de la substance en question. Encore que. La réplique exhibée à Bâle, exécutée en 1964 sous la direction de Duchamp, fut réalisée… dans l’air de Milan.

Qu’elles soient proposées à l’olfaction ou pas, les œuvres odorantes pourraient se répartir en deux catégories : les sous-produits du corps humain, et le reste (souvent des odeurs végétales). Au sein de cette première catégorie, la plus largement représentée, plusieurs œuvres portent sur l’odeur en tant qu’identité. Ainsi, parmi les « in-sentables » planqués sous leurs vitrines, l’Olfactory Art Manifest rédigé et signé par Peter de Cupere avec une encre distillée à partir de ses odeurs corporelles. Pour Concrete 2.3 g Duft Selbstportrait, Claudia Vogel a renoncé à se laver pendant plusieurs semaines afin de recueillir ses effluves sur des gazes chirurgicales, dont l’extraction a été confiée à un parfumeur. 



Nez curieux, passez votre chemin : le flacon restera scellé, tout comme celui contenant Eau Claire de Clara Ursitti, mélange des sécrétions vaginales et menstruelles de l’artiste, d’alcool et d’huile de coco (réalisée en 1993, soit près de 20 ans avant La Petite Mort conçue sur le même thème par Marc Atlan et exécutée par Bertrand Duchaufour). En revanche, de la même Ursitti, on peut sentir un Self-portrait in Scent, Sketch n°2 grâce à un distributeur de mouillettes assez malin. Lesdites mouillettes étant sans doute imprégnées depuis un certain temps, plutôt que les senteurs intimes de l’artiste, il n’en émane qu’un vague effluve métallique.



!Achtung! Starker Geruch (« Attention ! Odeur forte ») avertit un label à l’entrée de la pièce contenant The FEAR of Smell – the Smell of FEAR. Pour cette installation, l’artiste norvégienne Sissel Tolaas a recueilli la sueur froide de onze hommes phobiques, analysée et reproduite par IFF grâce à la capture headspace et micro-encapsulée dans la peinture des murs. Il faut gratter ces derniers pour sentir l’odeur de la peur.

Au bout de trois mois, forcément, ces onze sueurs froides se sont amalgamées pour ne former qu’un immense remugle de frousse… la panique collective ayant apparemment l’odeur d’un accident dans un labo de parfum. Usure de l’installation ou approche trop analytique de ma part ? En rapprochant mon nez des différentes zones, plutôt que des présences humaines, je sens le cornichon mariné, la facette pipi de chat du bourgeon de cassis, du cumin, du musc et des notes métalliques. Ou alors, curieusement, la coriandre fraîche (impression spontanément confirmée par trois autres visiteurs). Ou encore, le popcorn à l’américaine, salé et beurré… En fin de compte, cette œuvre censée sentir la peur évoquerait plutôt la cuisine.



Les gardiens me disent avoir assisté à des réactions négatives assez vives de la part de certains visiteurs sortant précipitamment de l’installation. Mais ceux que j’observe lors de mes séjours dans la pièce paraissent plutôt curieux et pensifs (neutralité suisse ?). Ils restent tout aussi impavides face à une œuvre qui joue sur la nature envahissante, invisible et potentiellement nocive des odeurs : l’Hypothèse de grue de Carsten Höller & François Roche, « dragon » stylisé crachant des bouffées de vapeur censées contenir des « phéromones » et des « substances neuro-stimulantes non-déclarées ».



Seule la Smoking Machine de Kristoffer Myskja suscite un rejet viscéral. Comme son nom l’indique, cette machine célibataire fume les cigarettes à la chaîne. La pièce qu’elle occupe sent plutôt le vieux cendrier que la fumée – fût-on une machine, il reste interdit d’en griller une dans le musée (on espère tout de même qu’une âme charitable trimballe de temps en temps le robot dans le jardin pour sa pause-clopes)… L’horreur qu’éveille ce remugle de tabac froid égratigne en passant l’un des poncifs les mieux ancrés de la parfumerie : l’idée que nos « ressentis » olfactifs sont purement personnels et subjectifs. Il y a trois ou quatre décennies, personne n’aurait réagi à cette odeur de clope comme s’il s’agissait du sillage même de l’Antéchrist. Cette aversion est un réflexe acquis, culturel.



Dans la mesure où Belle Haleine ne prétend pas que le parfum est un art, s’intéressant plutôt à la place de l’odorat et de l’odeur dans l’art, l’exposition ne présentait aucun parfum, exception faite des Démocratie pour Homme et Démocratie pour Femme créés par Martial Raysse en 1970. Présentées comme des eaux de toilette commerciales, mais dégageant l’odeur démocratique de la transpiration (encore une fois, qu’il est grand le mystère de la foi, si l’on en croit les cartels).



On pourrait éventuellement s’interroger sur l’espèce de puritanisme inversé qui a poussé à ne sélectionner pour Belle Haleine que des trucs qui ne sentent pas bon. L’une des rares exceptions étant le Fainting Couch de Valeska Soares, lit en inox perforé sur lequel s’allonger pour sentir des lys dissimulés à l’intérieur. Mais alors qu’on allait se délecter de leur parfum exquis, le catalogue nous avertit : « ici, la séduction et l’intoxication par les odeurs se côtoient de près. » Poison, quoi. Valeska, on savait déjà…



Par ailleurs, aucun des artistes sélectionnés dans l’exposition n’a travaillé sur la forme olfactive en tant que telle. Même dans les cas nécessitant un travail d’analyse et de composition de la part d’un parfumeur, comme l’autoportrait d’Ursitti ou les sueurs recueillies par Tolaas, la reproduction prime sur l’esthétique (du moins, dans les intentions qui nous sont communiquées[i]). L’odeur est ici essentiellement utilisée en tant qu’idée – par exemple, la possibilité de distiller son essence/identité via des odeurs corporelles – ou pour ses effets : émotion, transgression, invasion, agression.

Pas de quoi donner des vapeurs aux aficionados du parfum, exposés de longue date à Sécrétions magnifiques et capables de discuter des nuances d’un cumin humain ou d’un musc fécal dans leurs compositions préférées. S’intéresser à ce qui est généralement jugé « puant » est une façon de repousser ses propres limites tout autant qu’une occasion d’épater les bourgeois (comme disent les Anglais en français dans le texte), ce que ni les avant-gardes ni les geeks ne dédaignent. L’odeur est un média amour/haine, susceptible de susciter les réactions les plus exacerbées. Mais est-ce que ça doit forcément puer pour être de l’art ?

Musée Tinguely (Bâle), du 11 février au 17 mai 2015




[i] Signalons en passant que l’exposition n’a donné lieu à aucun catalogue, que la brochure distribuée gratuitement aux visiteurs ne couvre pas toutes les œuvres, et que pour tout appareil critique, elle reproduit un article publié dans le supplément du quotidien suisse Die Zeit.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire