lundi 8 septembre 2014

Cuir d'Ange de Jean-Claude Ellena pour Hermès : La peau sans la bête


Le style, c’est l’homme. Dans son Journal d’un parfumeur, Jean-Claude Ellena écrit qu’il laisse toujours de l’espace entre les notes de ses compositions ; il en fait de même pour ses textes. Son style se fonde sur la soustraction, ce qui le rend à la fois limpide (donc lisible) et elliptique (donc hermétique) : une invitation à lire entre les lignes…

Le style, c’est le symptôme. Jean-Claude Ellena compare parfois la façon dont il a réduit sa palette au fait qu’il soit l’homme d’une seule femme. On peut toutefois se demander si cette retenue délibérée et délibérément affichée ne relève pas d’un besoin (et d’une volonté) de contenir une sensualité impérieuse ; d’exercer sur elle un empire. Le parfumeur a souvent relaté l’anecdote de son premier trouble olfactif, suscité par les odeurs mêlées de fleurs et de sueur des cueilleuses de jasmin qu’il aidait lorsqu’il était un jeune garçon, à Grasse (on en sent l’écho dans Déclaration). Il semblerait que chez Hermès, on lui ait demandé s’il comptait un jour interpréter ce souvenir en parfum. Il semblerait qu’il ait répondu : « Jamais ».

Le lancement presse de Cuir d’Ange semblerait confirmer cette intuition. Le nom et le thème du nouvel Hermessence sont tirés de l’œuvre de Jean Giono, l’écrivain préféré de Jean-Claude Ellena, qui évoque ainsi son père cordonnier dans Jean le Bleu :

Je ne peux passer devant une échoppe de cordonnier sans croire que mon père est encore vivant, quelque part dans l’au-delà du monde, assis devant une table de fumée, avec son tablier bleu, son tranchet, ses ligneuls, ses alènes, en train de  faire des souliers en cuir d’ange, pour quelque dieu à mille pieds.

Lorsqu’il a découvert Giono à l’âge de trente ans, nous expliquait Jean-Claude Ellena lors du lancement, il a été frappé par sa sensualité où il trouvait le reflet de la sienne : « Il agissait sur moi comme un miroir. Je n’étais plus seul. » Or il suffit de plonger le nez dans les livres de Giono pour s’en étonner : quel rapport entre le style concis, subtil et pudique d’Ellena et la prose flamboyante, intensément charnelle, saturée d’odeurs et de sensations de Giono ? Sauf à subodorer que c’est dans la façon dont Giono opère ses analogies qu’Ellena reconnaît sa propre méthode de création…

Ainsi, dans un autre passage de Jean le Bleu, Giono décrit ainsi l’une des trois repasseuses qui travaillent pour sa mère et qui l’accompagnent tour à tour à l’école, Louisa, « douce et blanche comme une dragée » :

À chaque galopade de chevaux ou cris de rues, elle me tirait contre elle, elle me serrait contre elle à me faire toucher sa cuisse de la tête. Et chaque fois je m’étonnais de sentir sous ses jupes cette grosse chose mouvante et chaude. Se pouvait-il qu’il y eût sous ces jupes – toujours propres, toujours taillées au fin ciseau, et fraîches, et fleuries comme des haies d’aubépines – se pouvait-il qu’elles fussent pleines d’une bête nue et ronronnante ?
(… )parfois elle chantonnait un chant léger tout parfumé de son odeur qui nous portait, elle et moi, comme un nuage.
Un nuage !
C’est un nuage qui aurait dû habiter ses jupes et non cette bête chaude que je n’avais jamais vue, que j’aurais aimé voir – bien aimer, non, en tous cas, avec une grande peur – et qui grondait sourdement dessous Louisa innocente.
 Cuir d’Ange pourrait tout aussi bien être cette «bête chaude »  métamorphosée en nuage : un cuir dématérialisé, rédemption de sa nature animale. « Les plus beaux cuirs sentent les fleurs », expliquait Ellena lors du lancement. C’est après avoir mis le nez dans les réserves d’Hermès qu’il a prélevé l’odeur d’une paire de gants en peau d’ange, apprêtés avec des tannins naturels – « violette, narcisse, iris, des odeurs de sainteté », écrit-il – afin d’en tirer son interprétation du cuir.

Il s’agissait pour lui de s’écarter du cuir de Russie fumé et goudronné qui est devenu au fil de plus d’un siècle le réglage par défaut du cuir en parfumerie. Dès 2007, il entamait cette recherche d’un cuir floral avec Kelly Calèche. Mais alors que ce dernier était gorgé d’une moiteur végétale issue de la série des Jardins, Cuir d’Ange joue sur une sensation de grain fin, poudré, duveteux. Floral, il ne sent pas la fleur. Musqué, il n’évoque pas la bête – plutôt végétal, rosé, alcool de poire ou de mirabelle, ce musc semblerait indiquer l’ambrette, bien que la forme olfactive d’un seul tenant de Cuir d’Ange ne se prête pas à la décomposition. Est-ce l’écho du visage de dragée” de la Louisa de Giono qui suscite une bouffée d’héliotrope?

Ce n’est sans doute pas entièrement par hasard que ce « poème », élaboré pendant dix ans – c’est-à-dire depuis l’arrivée de Jean-Claude Ellena chez Hermès – paraît enfin en 2014, alors que Christine Nagel vient de le rejoindre en vue de lui succéder. Cuir d’Ange pourrait tout aussi bien être un hommage à Hermès, messager des dieux aux pieds ailés (le mot « ange » signifie « messager »), chaussé par le père de Giono dans les cieux…

Au fil des ans, Jean-Claude Ellena a peaufiné son style jusqu’à l’autoréférence (Voyage étant la quintessence de cette démarche), courant le risque de l’enfermement. Ses parfums les plus récents – on songe à  Eau de Narcisse Bleu, Bel Ami Vétiver, Terre d’Hermès Eau très fraiche -- laissent soupçonner qu’il se permet désormais plus de jeu, plus de souffle : ils sourient, séduisent, respirent. Soufflent. Cuir d’Ange va plus loin, en décollant de ses codes olfactifs habituels… Bien que les anges soient censés ne pas avoir de sexe, celui-là est d’une féminité discrète mais irradiante.

Illustration: Untitled, de Francesca Goodman

2 commentaires:

  1. Bonjour Carmen,
    J'ai beaucoup aimé votre article et en particulier votre expression «le réglage par défaut du cuir en parfumerie».

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